Un verre de pomme de nuitpage 1 / 4
Cela faisait plus de deux heures que la pluie tombait sans discontinuer. Et nous étions bien contents de pouvoir rester au chaud à la maison, à écouter grand-mère. C'était devenu comme un rituel entre nous : dès qu'il se mettait à pleuvoir, nous avions droit à une histoire. Nous ? C'est moi, Nicolas, 11 ans, et mes deux soeurs Anne et Emma, les jumelles de 9 ans.
Pour cette raison, depuis qu'on est bébé, on en vient presque à espérer la pluie : dès les premières gouttes on se précipite dans la chambre de Mouna, notre grand-mère, pour réclamer notre récit. Mais afin de ne pas banaliser l'évènement, elle commence toujours par scruter le ciel à la fenêtre : pas question d'entamer une longue épopée s'il s'agit d'une simple ondée. Seules les averses les plus fournies sont dignes d'accompagner ses séances romanesques. Et aujourd'hui, les cieux sont avec nous. L'horizon est bouché, les nuages sont épais et bien noirs tandis qu'ils laissent échapper des trombes d'eaux. Un véritable déluge, un vrai temps à histoires !
Et celle de cet après-midi est particulièrement réussie : Mouna nous raconte comment Ali, un jeune vizir, va essayer de déjouer le complot qui se prépare contre le gentil pharaon Fenek II. Celui-ci a décidé de consacrer une part importante du budget de son pays à la construction d'un réseau d'hôpitaux. Mais certains de ses conseillers préféraient que l'argent soit utilisé pour renforcer l'arsenal militaire. Et ils semblent prêts à employer la force pour arriver à leur fin. Quitte même à prendre le pouvoir en enlevant Fenek II.
Averti du péril qui guette son souverain, Ali va tenter de faire échouer la manoeuvre. Et voilà deux bonnes heures que nous étions lancés avec Mouna dans les méandres de cette aventure orientale. Elle ne nous épargnait aucun détails : les couleurs des maisons, les odeurs des épices, le jasmin qui embaument les moindres recoins.
En moins de deux, nous avions quitté la grisaille de la région parisienne pour nous retrouver dans les ruelles d'une capitale lointaine, écrasée de soleil, à la veille d'un coup d'état aux conséquences dramatiques. Les jumelles n'en perdaient pas une miette : chacune agrippée à un pied de Mouna, elles buvaient ses paroles. Moi, en retrait sur le canapé, je serrais fort le coussin entre mes bras, à chaque sursaut du récit. Etant l'aîné, je me devais de sauver les apparences. Mais la fermeté avec laquelle je triturais ce pauvre oreiller devait trahir mes sentiments : j'étais pétrifié à l'idée que le complot aboutisse et qu'il arrive malheur à Ali.